<Introduction>
/ En tout temps, des créateurs ont rêvé de concevoir un compagnon artificiel autonome.
En 1815, les découvertes liées à l’électricité ont inspiré une écrivaine du nom de Mary Shelley qui donna naissance à un mythe de la Science-Fiction,
le monstre de Frankenstein.
Par la suite les progrès scientifiques n’ont cessé de guider l’imagination des auteurs et des créateurs, des robots d’Isaac Asimov aux androïdes réalistes de Phillip K Dick. Ainsi lorsque apparait la notion d’Intelligence Artificielle (IA) elle offre à la Science-Fiction un nouvel essor et les objets «intelligents» ne tardent pas à prendre forme dans le réel. Si bien qu’aujourd’hui, les compagnons artificiels autonomes sont sur le point d’être une réalité.
Depuis le plus jeune âge avec des robots éducatifs connectés tels que
Winky jusqu'aux vieux jours avec le robot compagnon
Cutii sans oublier les assistants tels que Siri, Alexa et les autres pour le reste de notre vie, les compagnons artificiels sont potentiellement déjà toujours à nos côtés. Ainsi la sauvegarde en ligne des données couplée à la multiplicités des interfaces inter-connectées rend de plus en plus crédible le rêve du chercheur en robotique Matsubara :
«Mon rêve est d’attribuer un robot à chacun dès sa naissance et que ce robot joue le rôle de garde du corps, mais aussi celui d’ami, qu’il enregistre et mémorise tout ce que vit ce garçon ou cette fille. Un jour, ce garçon ou cette fille se mariera, et son robot continuera à l’aider dès qu’il en aura besoin, et quand il sera vieux, le robot prendra soin de lui, et finalement le veillera sur son lit de mort. Du berceau à la tombe, un robot par personne.»
Ces compagnons artificiels nous donnent à réfléchir sur nous-mêmes. Ils nous offrent un nouveau regard sur l’homme, son caractère, ses émotions, son libre-arbitre ou encore ses relations sociales et objectales.
C’est sur ce dernier point que nous nous pencherons ici, car si les IA de compagnie nous donnent les moyens de mieux comprendre comment l’homme s’attache à ses semblables, elles bouleversent directement l’ordre social en proposant de nouvelles formes de relations.
Ainsi nous nous chargerons de comprendre comment les différentes formes de compagnons Artificiels impactent les relations sociales objectales et nous tâcherons d’envisager comment bien les concevoir ?
Pour cela nous commencerons par nous intéresser à la forme la plus ancestrale prise par les robots de compagnie, celle d’un androïde à l’image de l’homme. Il s’agira de comprendre les effets de la figure humaine sur la relation entre une intelligence artificielle et l’interlocuteur humain mais aussi sur les interactions des humains entre eux.
Dans un deuxième temps nous nous intéresserons à un design métamorphique des IA. À l’image du film
HER de Spike Jonze, nous verrons comment les IA nous accompagnent désormais au quotidien, par quel moyen elles interagissent avec nous et quel est l'impact de ce type de design sur la société.
Enfin nous étudierons des initiatives plus novatrices en matière de conception d’objets autonomes désanthropocentrés et nous tâcherons de comprendre les nouvelles formes de relations qui peuvent naitre de ce design «post-humain».
<Un design androïde>
L’exposition Artistes & Robots au Grand Palais entre avril et juillet 2018 a permis de faire le point sur la manière dont les artistes et les créateurs en général utilisent les Intelligences Artificielles. Dans le catalogue de l’exposition, Laurence Bertrand Dorléac nous livre un historique particulièrement complet à propos de l’IA. Du fantasme du Golem qui la prédestine aux idéologies transhumanistes qui spéculent sur ses usages, Laurence B Dorléac retrace ainsi le parcours des IA en s’intéressant avant tout aux formes. En effet, c’est bien avant tout en matière de forme que doit se poser la question de l’Intelligence Artificielle car si la matière calculée pour reprendre le terme de Stéphane Vial est par essence intangible, elle prend place dans des corps aux formes très variées. Ainsi la première de ces formes est inévitablement celle de l’homme, car si Dieu a créé l’Homme à son image, l’Homme en cherchant à insuffler la vie dans des objets inertes, a innévitablement commencé par en faire autant.
«Je tirerai la vivante à un second exemplaire, et transfigurée selon vos voeux !»
/La science-fiction comme mythologie/
Si l’image du Golem préfigure selon Laurence B Dorléac de la longue histoire du robot, la Science-Fiction joue le rôle d’une véritable mythologie du compagnon artificiel. Au travers des histoires, les auteurs nous livrent sans limite les fantasmes de demain.
Ainsi quand Mary Shelley écrit Frankenstein ou le prométhée moderne, elle nous raconte l’histoire d’un ingénieur qui trouve le moyen d’animer un être inerte grâce aux récentes découvertes à propos de l’électricité. Même si les histoires de créatures artificielles existent déjà belles et bien à cette époque, en y ajoutant le soupçon de réalisme que lui offre la Science, elle fait de son histoire, un fantasme à portée de main.
«C’est peut-être autant dans les fictions que dans les laboratoires que l’on change le monde et les façons de le concevoir»
Par la suite il se fait coutume de méler progrès scientifiques et fiction à tel point que l’on finit par voir apparaître au début du 20ème siècle le terme de Science-Fiction. Ces histoires ne sont donc pas de simples élucubrations, elles se nourrissent d’un contexte précis pour en évaluer les futures possibles. Ainsi elles peuvent avoir valeur d’avertissement à l’image de la très actuelle série d’anthologie Black Mirror, qui n’a de cesse de nous faire prendre conscience des multiples dangers qu’apportent les nouvelles technologies, mais elles peuvent tout aussi bien avoir valeur de motivation et entretenir ardemment le désir d’un objet humanisé.
Dans une série de nouvelles parue dans les années 1940-1950, l’auteur Isaac Asimov, las de n’entendre que des histoires dans lesquelles les êtres artificiels sont des créatures incontrolables qui se retournent inévitablement contre leur créateur, si ce n’est l’espèce humaine toute entière, propose des fictions où la science joue le rôle d’une sécurité, comme un moyen de garder le contrôle.
Il rédige alors les célébres trois lois de la robotique qui deviendront le support de toutes les histoires de robots après lui, à tel point qu’aujourd’hui il serait inconcevable pour n’importe quel auteur de SF de déroger à ces lois sans en justifier les raisons.
«Première loi:
Un Robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger.»
Deuxième loi:
Un Robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi.
Troisième loi:
Un Robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.»
/Les deux dangers des androïdes de compagnie/
Ainsi en popularisant une IA à l’apparence humaine, les auteurs de Science-Fiction ont ouvert une voie de la conception des objets intelligents. Néanmoins ce chemin n’est pas sans encombre et nous allons voir que les IA de compagnie à la forme d’androïdes ne sont finalement pas une approche viable dans le design d’un objet de compagnie intelligent.
Dans son livre «Le jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle» le psychanalyste Serge Tisseron nous expose deux dangers comme les dangers essentiels à propos des relations homme-machines à venir.
Il est intéressant de noter que ces deux dangers s’illustrent parfaitement par la carrière cinématographique de l’acteur britannique
Domnhall Gleeson entre 2013 et 2015.
D’un côté le premier risque serait que les IA ne soient pas à la hauteur de nos espérances ayant pour effet de nous faire peu à peu détester les interactions que nous aurions avec elles. Cette situation se trouve porter à l’écran par Domnhall Gleeson dans le rôle de l’androïde, dans un épisode de la série d’anthologie Black Mirror créée par Charlie Brooker.
D’un autre côté, le risque pourrait être à l’inverse que nous préférions les relations avec les IA. Cette hypothèse aurait pour conséquence d’attendre de nos semblables qu’ils se comportent comme des robots. Cette fois c’est dans le film Ex-Machina réalisé par Alex Garland en 2015, pour lequel Gleeson interprète non plus l’androïde mais l’humain, que la situation se produit.
«le risque est que l’homme finisse par attendre de ses semblables qu’ils se comportent comme des robots.»
*Sous-Humain
Dans l’épisode «bientôt de retour» de la série Black Mirror, Domnhall Gleeson interprète un jeune homme appelé Ash qui décède dès le début de l’épisode. Pour pallier à la mort de Ash, sa compagne va avoir recours aux services d’une entreprise qui lui propose de ramener le jeune homme «à la vie» grâce à une IA conçue à partir des multiples «traces numériques» laissées par le jeune homme.
Dans un premier temps l’IA qui simule Ash ne communique que par messages écrits rendant la relation très réaliste mais pas suffisante pour la jeune femme qui entretient cette correspondance. L’IA développe ensuite un appareillage vocal qui lui permet d’avoir dorénavant des discussions téléphoniques, cette relation est d’autant plus réaliste que la première mais toujours pas suffisante pour la jeune femme qui finit par opter pour la version finale du programme, un humanoïde à l’effigie exacte de son mari disparu. C’est à ce niveau de «réalisme» que la relation devient dérangeante. Cette relation artificielle ne peut égaler sa version authentique et les émotions de la jeune femme pour ce substitut artificielle deviennent tout à coup une forme de méfiance à tel point que ce dernier finit enfermé au grenier.
On retrouve chez Tisseron une idée assez similaire lorsqu’il traite des «objets complices». Dans le livre «Comment l'esprit vient aux objets» il classe les objets dans quatre catégories en fonction de la relation que l’on entretient avec eux. L’une de ces catégories, «l’objet complice» définit l’objet comme un support de mémoire dont nous ne pouvons nous résigner à nous séparer mais que nous rangeons hors de notre vue, du fait des mauvais souvenirs qu’il nous renvoie.
C’est exactement la situation dans laquelle se trouve le compagnon artificiel à la fin de l’épisode. En cherchant à ressusciter son amour décédé, la jeune femme n’a trouvé qu’une simulation de mauvais goût qui lui rappelle malgré elle, l’être cher qu’elle a perdu.
Il est d’ailleurs surprenant de constater qu’aujourd’hui cette démarche n’est plus seulement de l’ordre de la fiction. En effet très récemment une chaine de télévision coréenne a permis à une femme de participer à une expérience dans laquelle sa fille décédée lui était ramenée en version numérique.
Celle-ci a pu la voir, lui parler et même la touchée via un appareil de réalité virtuelle.
«La mère a pu «toucher» sa fille dans ce monde en réalité augmentée grâce à des gants haptiques qui lui permettent d’avoir une sensation de toucher.»
Cette relation est paradoxale, car elle implique de confondre l’objet et l’humain mais pour autant le fait de croire à cet humain artificiel rend la relation décevante.
Ainsi, si on peut aisément comprendre cette volonté nourrie par la Science-Fiction de vouloir retrouver une relation chère grâce à l’Intelligence Artificielle, c’est bel et bien une erreur de considérer le programme informatique et l’objet comme un être humain qu’il ne saurait égaler si ce n’est en apparence.
*Sur-Humain
Le second danger soulevé par Serge Tisseron est celui qui se produira dans le cas où les IA de compagnie combleraient parfaitement nos attentes. Dans le film
Ex-Machina d’Alex Garland, un jeune programmeur informatique est recruté pour interagir avec un androïde arborant une apparence de jeune femme afin de déterminer si celle-ci peut ou non simuler une forme d’humanité. La jeune femme qui nous est présentée tout au long du film comme «parfaite» parvient à séduire le héros qui tombe inévitablement amoureux de l’intelligence artificielle avec laquelle il interagit pour finalement découvrir à ses dépens que cette dernière ne possède pas les mêmes facultés empathiques que lui.
Ici Domnhall Gleeson interprète non plus l’androide mais le jeune programmeur, néanmoins comme dans l’épisode de la série citée précédemment, il finit une nouvelle fois enfermé. Cette fois c’est l’IA qui l’enferme de telle sorte que l’on comprend à la fin du film que l’amour qu’elle semblait éprouver à l’égard du jeune informaticien n’était en fait qu’une simulation.
Si cette histoire paraît radicalement opposée à la première, deux choses y sont similaires. Il y est dans chacune question d’enfermement et si ce point peut prêter à sourire au vu du destin tragiquement répétitif de l’acteur, cela renvoie avant tout à l’idée d’une relation impossible entre l’homme et son compagnon android. La deuxième chose similaire à ces deux oeuvres de fiction est l’erreur de jugement que l’homme porte sur l’android. Dans chacune des deux situations, l’erreur aura été d’avoir fondé trop d’espoir dans sa relation avec l’android. En effet, le même problème semble apparaitre, celui d’avoir osé croire que l’objet puisse être humain.
Dans ce second cas le fait de croire en l’humanité de l’objet ne donne cependant pas lieu à une relation décevante comme c’était le cas un peu plus haut mais au contraire une relation trop parfaite car calculée en fonction de l’interlocuteur humain. L’enfermement pourrait alors être métaphorique et symboliser une forme d’exclusion du personnage à l’égard du reste de ses semblable dont il attendrait en effet qu’ils se comportent comme l’androïde.
Cependant l’histoire des androïdes ne se limite pas à la Science-Fiction. Ainsi nous allons voir à présent comment des ingénieurs et autres créateurs emploient la figure humaine pour «donner vie» à des Intelligences Artificielles de compagnie et les effets que cela produit réellement en matière de relation entre l’Homme et la machine.
/La théorie de la vallée de l’étrange/
Le choix d’un design humanoïde pour l’apparence des IA de compagnie fait depuis longtemps l’objet de nombreuses tentatives, néanmoins il est également controversé. En 1970, l’ingénieur Masahiro Mori publie une théorie culte,
la théorie de la vallée de l’étrange (ou vallée dérangeante). Pour Masahiro Mori, un robot se voit naturellement attribuer des caractéristiques humaines par son interlocuteur humain, on observe cette situation dans de nombreux cas de la vie courante aujourd’hui encore lorsque l’on parle à notre ordinateur, ou à un quelconque objet électronique comme on s’adresserait à un être vivant. Mais dès lors que le robot prend une apparence trop proche de l’homme, il aura un effet répulsif, la situation s’inverse totalement et l’interlocuteur se trouve dans ce que Mori appelle «la vallée de l’étrange». Il s’agit d’un «bug» de notre cerveau qui comprend la supercherie sans pour autant savoir dire ce qui ne va pas. L’humain aura alors tendance à ne plus prêter attention qu’aux détails qui le distinguent du robot.
C’est semble-t-il ce qui provoque l’enfermement de Domnhall Gleeson en android dans la série Black Mirror. En effet dans l’épisode en question, la jeune femme cherche de plus en plus de réalisme jusqu’à atteindre la fameuse vallée de l’étrange, elle ne voit alors plus que les détails qui distinguent l’android de son véritable amour décédé à tel point qu’elle ne le considère plus comme un être vivant mais un objet, qui plus est, qui lui rappel l’épreuve que fut la mort de son mari.
Cependant pour l’ingénieur Hiroshi Ishiguro, la vallée de l’étrange peut être vaincue. Ingénieur de renom spécialisé dans le domaine des androïdes, Ishiguro développe des robots humanoïdes toujours plus réalistes. Connu pour avoir mis au point
un androïde à son image, il a notamment conçu une peau artificielle en silicone qui reproduit fidèlement la texture d’une peau humaine.
«Mon androïde fait un peu peur. La «vallée de l’étrange» vient d’un déséquilibre dans les mouvements, notamment du visage. On a travaillé dessus pour améliorer les performances de nos nouveaux robots et rendre leurs mouvements plus humains. Ça fonctionne plutôt bien»
Pour les concepteurs de
Cutii la vallée dérangeante est un paramètre à prendre en compte dans le design des robots compagnons. Ainsi Cutii, compagnon pour sénior, a été dessiné comme un personnage de dessin animé. En effet, les designers ont tenu compte de la vallée dérangeante et ont souhaité enlever tout doute quant à l’humanité de ce robot. En ne laissant plus «d’humain» que le visage de Cutii (smiley), les designers considèrent que l’on ne pourra pas être dérangé ou répulsé par ce robot. Mais en s’inspirant toujours de l’humain, les designers de cutii tendent à nous rapprocher un peu plus des deux dangers identifié par Tisseron. Si pour le moment le robot peut difficilement se rendre meilleur que l’homme aux yeux de son utilisateur, les progrès technologiques vont rapidement évoluer et cette relation d’exclusivité pourrait bien devenir une réalité.
/Ultra-réalisme et empathie artificielle/
Comme nous le montre l’ingénieur Hiroshi Ishiguro, le mythe d’un androïde de compagnie ne se limite pas à la simple intention d’évoquer la figure humaine. Qu’il s’agisse du monstre de Frankenstein qui se meurtrit de son apparence inhumaine ou de l’Ève future d’Auguste de Villier de l’Isle-Adam soixante ans plus tard, les créateurs qui rêvent d’un compagnon artificiel à l’image de l’homme n’auront de cesse que de s’approcher au plus près d’une forme d’ultra-réalisme.
«Je reproduirai strictement, je dédoublerai cette femme, à l’aide sublime de la lumière ! Et, la projetant sur la MATIERE RADIANTE, j’illuminerai de votre mélancolie l’âme imaginaire de cette créature nouvelle, capable d’étonner des anges. Je terrasserai l’Illusion ! Je l’emprisonnerai. Je forcerai, dans cette vision, l’Idéal lui-même à se manifester, pour la première fois, à vos sens, PALPABLE, AUDIBLE ET MATERIALISE. J’arrêterai, au plus profond de son vol, la première heure de ce mirage enchanté que vous poursuivez en vain, dans vos souvenirs ! Et, la fixant presque immortellement, entendez-vous ? dans la seule et véritable forme où vous l’avez entrevue, je tirerai la vivante à un second exemplaire, et transfigurée selon vos voeux !»
Cependant l’Ultra-réalisme dont les créateurs d’androïde sont adeptes ne se limite pas à l’apparence. En effet les concepteurs de ses compagnons androïdes regorgent d’inventivité pour faire croire en l’humanité de leurs objets et cela passe notamment par des comportements toujours plus humains. Pour Serge Tisseron, l’IA en elle-même possède cette capacité et cette tendance à imiter l’humain, il s’agit de la synchronisation.
La synchronisation se manifeste à trois niveaux que l’on retrouve par ailleurs dans l’épisode de la série Black Mirror évoqué un peu plus haut. Le premier niveau est celui de la synchronisation verbale, il s’agit de simuler l’humain uniquement par sa façon de s’exprimer, les mots qu’il emploie et la cohérence de ses phrases. Le second niveau est la synchronisation paraverbale, il y est question de simuler les expressions humaines dans la voix (intonations, tremblements, hauteur, hésitations, ...). Enfin le dernier niveau de synchronisation dont peuvent faire preuve les intelligences artificielles est celui de la synchronisation comportementale. Il s’agit des sourires, jeux de regard et autres mouvements dans la limite des possibilités physiques de l’androïde.
Le projet
Baby X développé par le Bioengineering Institute d’Auckland est une démonstration particulièrement évocatrice de ces possibilités. Ce projet bien qu’enfermé dans un écran parvient à un niveau de réalisme relativement inouï et ce tant dans l’image qu’il nous donne à voir que dans l’attitude de celle-ci. Il s’agit d’une IA mettant en scène un bébé qui réagit à nos gestes et paroles grâce à la webcam de l’ordinateur. Ici l’IA se dote de plusieurs facultés, la parole mais aussi, l’ouïe, la vision et un visage virtuel lui permettant de communiquer en retour ses propres simulations d’attitudes.
Ainsi elle parvient à mettre en place une synchronisation verbale, paraverbale mais également comportementale, le tout associé à une apparence Ultra-réaliste qui rend le bébé tout à fait crédible. En effet nul ne saurait faire la différence entre le Baby X de l’institut d’Auckland et l’enfant du créateur dont il s’est inspiré pour l’apparence de son IA si celui-ci nous était présenté par webcam.
Dans cette expérience, le bébé artificiel réagit à ce qu’on lui montre ou ce qu’on lui dit. Pour cela il peut simuler des attitudes comme la joie, la surprise, la colère, la peur, le dégout, la tristesse et bien d’autres. L’interlocuteur humain, surtout lorsqu’il est question d’émotions fortes telles que la joie, la tristesse ou la peur et sans doute également parce qu’il s’agit d’un bébé, développe naturellement une posture empathique à l’égard du compagnon de pixel. Néanmoins le bébé lui n’éprouve aucune de ces émotions et encore moins de l’empathie pour son interlocuteur. C’est exactement la raison pour laquelle Domnhall Gleeson fini enfermé dans le film d’Alex Garland, à la différence près que dans le film, l’IA va jusqu’à simuler de l’empathie pour le jeune homme.
Pour Serge Tisseron, il conviendra de nommer cette empathie simulée du côté de l’IA comme empathie artificielle. L’idée étant que cette forme d’empathie est une illusion qui peut cependant s’avérer utile dans certains cas.
En effet pour le réalisateur Kuji Fukada, les androïdes sont une merveilleuse alternative à la solitude croissante à laquelle nous sommes confrontés. Dans son film
Sayonara, Fukada nous raconte l’histoire d’une femme qui attend dans sa maison, d’être évacué après une explosion nucléaire. Celle-ci est accompagnée de son androïde de compagnie nommée Leona. L’originalité du film repose sur l’idée du réalisateur d’avoir fait interpréter le rôle de
Leona par un véritable androïde. Si ce film a vocation à nous faire voir d’un bon oeil la conception d’androïdes de compagnies tangibles et intelligents, il n’en reste pas moins une fiction car l’interaction entre Leona et sa propriétaire est scénarisée et si l’équipe du film nous affirme s’être liée d’affection pour l’actrice artificielle, il va de soi que cette dernière ne saurait en dire autant.
Car le problème reste bel et bien celui de l’attachement, et si Fukada prétend que les androïdes ne nous décevront pas, il y a toujours le second danger, celui de préférer les robots aux humains.
En ce sens les cas de relations virtuelles exclusives ne sont pas rares et certaines sont même extrêmes. En avril 2017, nous avons pu assister à l’union extraordinaire entre un ingénieur et un robot humanoïde de sa conception. Cette union est un parfait exemple du risque contre lequel Tisseron nous met en garde.
«Ce n’est pas la révolte des machines sur le modèle des films terminator qui est à craindre au fur et à mesure de leur perfectionnement, mais l’infiltration progressive des relations humaines par un idéal de perfection qui n’a plus rien d’humain.»
Si ce cas est exceptionnel, les concepteurs ont bien compris avec quelle facilité les IA peuvent nous faire éprouver des émotions fortes à leur égard. Le jeu New Wife Lovely X Cation surf parfaitement sur cette idée. Il s’agit de faire vivre en réalité virtuelle, l’expérience d’une séduction, d’une relation amoureuse et d’un mariage avec une Waifu, nom donné aux copains ou copines virtuels en japonais.
Mais l’expérience ne s’arrête pas là et les développeurs du jeu ont même organisé en 2017
une vraie cérémonie de mariage durant laquelle l'un des joueurs a pu embrasser son épouse artificielle grâce à un casque de réalité virtuelle et un marshmallow faisant office de bouche factice.
C’est également le crédo sur lequel surf l’entreprise RealBotix en concevant
des poupées sexuelles intelligentes. En plus de leur fournir un corps «parfait», Matt McMullen, leur concepteur, les programme pour avoir une attitude humaine très «réaliste» à tel point que celui-ci envisage d’aller jusqu’à mettre des caméras dans ses poupées pour mieux comprendre les réactions de l’humain face à elles et ainsi les rendre encore plus «humaine».
On voit bien à présent comment le design humanoïde rend complexes les relations homme-machine à l’heure des intelligence artificielle. Les designers qui empruntent cette voie nous rapprochent chaque jour un peu plus du dilemme identifié par Tisseron. Le design androïde sera tantôt un échec qui donne lieu à des relations dérangeantes, tantôt une illusion qui nous enferme dans des relations «idéales».
À présent, si nous avons pu voir l'impact que les objets intelligents conçus à notre image peuvent avoir sur les relations humaines, qu’en est-il lorsque ces objets intelligents changent de formes ? En effet si la SF a inspiré grandement la création d’androïdes de compagnie, les concepteurs ne s’y sont pas limités pour autant. Le designer Jean-Louis Frechin nous explique dans son récent livre, Le design des choses à l’heure du numérique, comment l’apparition du numérique dans le champ du design a donné naissance à une nouvelle façon de designer les objets par la création d’interfaces.
«Le champ d’expression principal du design et son aboutissement sont la créations d’interfaces, c’est-à-dire un support à la compréhension et à la relation. Les objets deviennent alors des interfaces.»
Ainsi ce n’est même plus tant la forme de l’objet qui importe au designer numérique que l’interface avec laquelle l’utilisateur va interagir. Ces interfaces peuvent alors tout aussi bien être un écran que n’importe quel autre type d’objet et même plusieurs à la fois.
En devenant des entités détachées d’une forme unique, les interfaces donnent lieu à une nouvelle manière de designer les objets que nous nommerons «métamorphique» en cela même que ces objets tendent à se transformer selon les besoins de leur utilisateur.
Dès lors les interfaces proposent inévitablement de nouvelles formes de relations aux objets. En s’inspirant des interactions humaines sans pour autant en prendre l’apparence, les IA permettent-elles ainsi l’apparition d’une nouvelle forme de relation moins aliénante? A moins que ce ne soit le contraire?
<Au delà du corps, un design métamorphique>
En 2014, Spike Jonze réalise le film
HER, celui-ci nous laisse entrevoir un futur proche (2025) dans lequel les IA de compagnie seront présentées entre autres comme une solution à la solitude grandissante. Théodore est un écrivain public, dépressif depuis plus d’an ans à la suite d’une rupture. Ne supportant plus d’être seul, il installe une IA à laquelle il donne une voix féminine. Rapidement cette IA s’adapte parfaitement aux besoins de Théodore à tel point que celui-ci en tombe amoureux.
Ici la compagne artificielle n’est pas une humaine artificielle, il s’agit d’une interface. Sans corps figé, elle peut s’incarner dans n’importe quel objet et ainsi être toujours disponible pour Théodore à qui elle donne l’impression d’être la femme parfaite.
«Ladite intelligence, dans ce scénario, observe alors chaque individu, devient attentive comme une mère, disponible comme une amie, dévouée comme une assistante, aimante comme une compagne idéale»
Pour Serge Tisseron, la relation homme-machine telle que présentée dans HER illustre parfaitement l’idée d’une synchronisation verbale et paraverbale réussie. En simulant à la perfection un dialogue humain, la voie artificielle va jusqu’à guider le comportement de Théodore. C’est ce que le psychanalyste appelle une synchronisation parfaite, celle-ci consiste en trois phases, mirroring (imiter en symbiose), leading (mener) et pacing (influencer ou transformer).
Si HER nous donne à réfléchir sur l’usage futur d’IA de compagnie métamorphiques et sur l’influence que cela aura sur notre vie sociale, un objet incarne déjà cette idée d’un compagnon toujours présent à nos côtés, le smartphone, et avec lui une interface métamorfique, l’assistant vocal.
/Siri ou le compagnon idéal/
«Son smartphone n’est ni un esclave, ni un complice, ni un témoin, ni un partenaire. Il est tout cela à la fois, et de façon indissociable.»
Avec le smartphone notre rapport a l’objet change radicalement. Nous entretenons avec lui une relation multiple. Pour Tisseron cette relation serait le préambule de celles que nous seront amenés à vivre avec les objets intelligents de demain.
Dans «le jour où mon robot m’aimera», il nous explique que la relation qu’entretient un adolescent avec son smartphone est tout à fait légitime et certainement pas à bannir ni à sevrer. En effet, le smartphone est l’outil ontophanique de cette génération et si l’ado y trouve un moyen de communiquer avec tous ses amis à la fois, d’être ici et ailleurs tout en même temps, le smartphone est également à l’image d’un doudou, un être rassurant et intime.
Ainsi lorsqu’en 2011 l’entreprise Apple propose
Siri, un assistant vocal intégré à l’iPhone4s, le smartphone devient un vrai partenaire de vie. Il n’est plus simplement question de modalité de relation, le smartphone nous parle. A présent, nous pouvons discuter avec celui qui depuis longtemps déjà est pour nous un compagnon.
En ayant pris le temps de nous apprivoiser avant de nous parler, le smartphone a pris le temps de nous connaître. Il a laissé une forme de relation se construire d’elle-même. La parole ne lui a donc pas été donnée par hasard comme un gadget dérangeant, elle est arrivée au bon moment. De plus, nous parlions depuis longtemps déjà à notre smartphone pour communiquer avec nos semblables et bien que les voix que nous entendions sortir de l’appareil étaient celles de nos correspondant humains, il était déjà habituel que cet objet nous parle.
En 2014, Amazon, passe une nouvelle étape en proposant
un assistant vocal intégré à une enceinte connectée aussi appelée HomePod. si elle n’est plus tout à fait mobile, Alexa (Nom donné à l’assistant vocal conçu par la firme Amazon) peut désormais contrôler la maison. Elle devient une sorte de majordome virtuel. Petit à petit les assistant vocaux se muent, sans corps tangible, ils se déplacent d’un objet à l’autre. Du smartphone à l’enceinte pour devenir tout à la fois, les assistants vocaux donnent naissance à une nouvelle manière de penser l’objet avant tout en terme d’interfaces métamorphiques.
Ici la célèbre formule de Louis Sullivan «Form follows function» est d’autant plus vraie que les interfaces promeuvent en effet un véritable design métamorphique où la forme de l’objet change au gré de ses fonctions. Aussi, les interfaces vocales se métamorphosent en ne gardant pour seul identité que leur langage.
/Le langage et ses dérives/
S’ils s’expriment comme des êtres humains, les assistants vocaux n’ont donc en réalité que ce seul point commun avec nous.
Dans le film Ex-Machina d’Alex Garland, l’intrigue reposait sur la capacité de l’IA à se faire passer pour un être vivant. Si dans le film, cet exercice a pris la forme de face à face entre une machine et un évaluateur humain, dans la réalité ce test se fait à l’aveugle, l’IA (conversationnelle) et un être humain sont en discussion textuelle avec un évaluateur humain lui aussi qui devra reconnaitre laquelle des deux est l’intelligence artificielle. S’il échoue ou ne se prononce pas, l’IA a passé le test avec succès. Il s’agit du test de Turing, un test développé dans les années 1950 pour évaluer les intelligences artificielles.
La compétition autour de ce test a poussé à la conception de nombreux agents conversationnels aussi appelés Chat Bots. Ces formes d’IA développent des facultés incroyables pour simuler les discussions humaines et provoquer l’adhésion et l’affection de ses utilisateurs. L’exemple de
XiaoIce est particulièrement éloquant, cette IA développé par Microsoft possédait en 2018 plus de 660 millions d’utilisateurs.
Selon le vice-président du groupe de recherche sur l'IA chez Microsoft Harry Shum, au-delà du langage, c’est l’intelligence émotionnelle de XiaoIce qui explique l’engouement de ses utilisateurs. En effet si l’IA fait preuve d’émotion, il va de soi que l’utilisateur sera enclin à la considérer comme un être vivant et par conséquent à s’y attacher plus facilement.
«Harry Shum, executive vice-president of Microsoft’s Artificial Intelligence and Research Group, said XiaoIce-which literally translates as little ice-has gained about 660 million users worldwide by using its emotional intelligence capability to offer consumers a more natural experience.»
Néanmoins la «personnalité» du Chatbot ne suffit pas à créer un véritable lien avec son utilisateur. Le 23 mars 2016, microsoft lance Tay, un nouveau programme hérité de XiaoIce censé être plus proche des jeunes. Son caractère «cool» devait lui permettre d’apprendre les dialectes d’une population plus jeune pour pouvoir s’y intégrer. Cependant rien ne s’est passé comme prévu et en moins de 24 heures passés sur la plate-forme twitter, le ChatBot tenait des propos racistes et misogynes.
Cette situation met en évidence le principal problème des chat-bots, le langage n’est pas fiable. Si par chance XiaoIce n’a pas rencontré de problèmes, Tay nous montre bien que le langage seul ne suffit pas à percevoir toutes les subtilités de la communication. En effet le langage n’est pas seulement l’apanage des mots doux et des compliments, il est également le support de mensonges et d’erreur.
Dans le cas de Tay, c’est un groupe d’utilisateur qui a usé du langage pour tromper l’IA, mais le problème ce pose aussi à l’envers, lorsque l’on réalise que l’IA nous «trompe» par le langage.
En effet si le langage est le support de mensonges, il suffit à nous faire croire aux «émotions» de nos compagnons artificiels. Dans le film Her, il suffit d’une voie pour que Théodore croie véritablement en l’amour que lui porte l’IA allant jusqu’à influencer son mode de vie et ses relations sociales humaines.
Mais si la voix est propice à la manipulation, elle ne constitue pas un principe suffisant pour rendre la relation exclusive. En effet dans le film, Théodore n’est pas séduit seulement par la voix de sa compagne artificielle, il est avant tout séduit par son attitude à son égard. En effet comme pour Ex-Machina, l’IA lui laisse entendre qu’il est au centre de sa vie et c’est bel et bien cet aspect des assistants vocaux qui est à l’origine de l’emprise croissante de ces derniers dans nos relations sociales.
/Un design Centré/
«Pour Xerox, l’utilisateur est une entité essentiellement vouée à effectuer des tâches en vue d’accomplir des objectifs. On retrouve ici la définition commune d’un algorithme, à savoir un ensemble d’instructions destinées à accomplir une action déterminée. Autrement dit, n’est ce pas du «programme» (un algorithme traduit en langage machine) en tant que modèle de pensée que découle la compréhension de ce qu’est un utilisateur? N’est-ce pas étonnant d’aller de la machine vers les êtres humains afin de comprendre comment améliorer leurs relations?»
Dans le livre Design et Humanités Numériques, Anthony Masure consacre un chapitre au Design Centré Utilisateur (DCU) qu’il nomme Manifeste pour un design acentré.
Ce terme de design centré utilisateur a été popularisé par le designer Donald A Norman, l’un des grands pionniers de l’informatique invisible. Pour Don Norman, il était primordial d’étudier les comportements des utilisateurs sur leurs outils actuels afin d’innover dans la conception des suivants. L’idée était donc de comprendre l’expérience de l’utilisateur (UX) pour pouvoir l’améliorer. Mais les méthodes d’UX reposent sur des concepts abstraits qui donnent une idée simpliste et prédéterminée de l’expérience utilisateur, si bien qu’aujourd’hui et depuis plusieurs années déjà les concepts et méthodes de Norman concernant le DCU sont mises en doute, à tel point que Norman lui-même, lors d’une conférence en 2012, a affirmé :
«Parmi les horribles mots que nous employons, il y a le mot “utilisateurs”. Je pars en croisade pour nous débarrasser de ce terme. Je préfère parler de « personnes »»
Selon A.Masure le DCU aura en effet été l’une des erreurs fondamentales de notre rapport actuel aux instruments numériques, le terme d’utilisateur désignant avant tout un comportement anticipé voire même stéréotypé ne laissant de place à «l’expérience». Néanmoins le problème de la considération de l’utilisateur remonte encore avant Don Norman.
À partir de 1968 (date de l’événement surnommé « The Mother of All Demos») la firme
Xerox s’impose comme le pionnier de plusieurs concepts novateur concernant l’informatique. Avec leur ordinateur de bureau le xerox Alto, en 1973, l’entreprise introduit pour la première fois l’idée de la métaphore du bureau réel comme interface pour l’ordinateur. Ce concept sera amélioré pour la version finale du projet le xerox star en 1981.
«C’est en partant de l’univers actuel des utilisateurs, à savoir le modèle hiérarchique du bureau, que l’interface du Xerox Star a pu être élaborée. Il était important de donner naissance à une interface «familiaire» afin qu’il y ait le moins de frictions possible (seamless) dans «l’expérience utilisateur». Ce dernier retrouve ainsi dans la machine son organisation habituelle de gestion et de découpage des tâches.»
Pour la firme Xerox, tout l’enjeu était de donner aux utilisateurs des moyens plus efficaces de gérer des Tâches de plus en plus complexes sans pour autant bouleverser leur environnement de travail. Le problème est qu’en ayant d’abord été conçus comme des outils les ordinateurs de Xerox ont condamné les modalités de relation homme-machine à reposer sur des principes de Tâches à exécuter.
Comme le fait remarquer Masure, l’utilisateur tel qu’il a été envisagé à l’époque, ressemble alors davantage à un algorithme voué à effectuer des tâches déterminées, ne laissant aucune place à l’expérience dans la relation homme-machine.
Ainsi le DCU a souvent été requestionné et la notion d’utilisateur a peu à peu disparu au profit de méthodes plus «humanistes». On voit alors apparaitre les termes de «design centré humain» ou de «design d’experience» mais toutes ces méthodes ne sont en réalité pas plus humanistes dès lors que «l’humain» est toujours pensé comme une machine et «les expériences» comme des tâches.
Selon Anthony Masure,
«Ce que décrivent de telles initiatives est paradoxalement un monde sans expèrience, au sens où l’expérience ne peut avoir lieu qu’au sein d’un champ de possibles ouvert à l’incertitude.»
La notion d’expérience serait donc au coeur du problème, en effet elle rejoint l’idée de Serge Tisseron selon laquelle une relation réussie impose une dimension de découverte d’une part d’inconnu.
En condamnant cette part d’inconnu dans les interactions homme-machine, le DCU et les méthodes qui lui ont succédé ont peut-être introduit les bases de la relation unilatérale et «centrée» qui nous pose question.
Les objets intelligents conçus actuellement sont en effet centrés sur leur utilisateur, et comme pour les objets androïdes, cela peut facilement provoquer une forme d’isolement. S’il va de soi que la situation présentée dans le film HER reste encore aujourd’hui très dystopique et hypothétique, bien que comparable au chat-bot XiaoIce et ses 660 millions d’utilisateurs, on voit bien que notre réalité a déjà vocation à nous enfermer et à nous isoler dans une bulle de «confort» que la technologie rend de plus en plus opaque. Le marketing ciblé en est la preuve la plus évidente mais les méthodes qu’il utilise sont les mêmes que pour les applications à vocation sociale. En effet aujourd’hui chacun de nous est ciblé, y compris dans ses relations sociales en ligne.
/La limite des interfaces/
Les objets métamorphes ne sont donc pas si différents des androïdes, en imitant de façon réaliste les interactions humaines, ils sont peu fiables et ne donnent pas lieu à de vraies relations. Les méthodes de design qui servent les conceptions de leurs interfaces sont toujours «centrées» et enferment l’utilisateur dans une fausse interaction.
Pour l’écrivain de Science-Fiction, Bruce Sterling les objets deviendront véritablement des entités interconnectées, qu’il nomme des Spimes :
«les Spimes sont des objets manufacturés dont la structure informative est si irrésistiblement étendue et riche qu’ils sont considérés comme les incarnations matérielles d’un système immatériel. Les Spimes sont des données, du début à la fin de leur existence. Ils sont conçus sur des écrans, fabriqués digitalement, et tracés dans l’espace et le temps tout au long de leur séjour terrestre. Les Spimes sont durables, améliorables, exclusivement identifiables, et composés de matières qui peuvent être et seront réincorporés au flux de production des Spimes futurs.»
Si Sterling croit à la naissance d’entités technologiques presques «extra-terrestres», il semble que les interfaces ne soit pas tout à fait en mesure de répondre efficacement à ce désir. En effet les interfaces peinent à trouver les bonnes modalités d’interactions.
En 1990, Don Norman publi un article, Why Interfaces Don’t Work, dans lequel il s’interroge rètoriquement à propos des interfaces :
«Le vrai problème de l’interface, c’est qu’elle en est une. » Alors que faire ? « Nous devons aider la tâche et non l’interface qui commande cette tâche. L’ordinateur du futur devrait être invisible !»
«Un engagement direct se produit lorsqu’un utilisateur fait l’expérience d’une interaction directe avec des objets dans un milieu [...] plutôt qu’une communication avec un intermédiaire. Ces interactions s’apparentent à interagir avec des objets du monde physique. [...]. [L’]interface et l’ordinateur deviennent invisibles. Bien que nous croyons que ce sentiment d’engagement direct soit d’une importance capitale, nous ne savons [...] que peu de choses sur les besoins réels nécessaires à sa production.»
Néanmoins la notion d’invisibilité que Norman évoque est complexe. Pour Norman il n’est pas question de faire disparaitre l’interface en elle-même mais de la cacher. Or pour Jean-Louis Frechin, la voix ne suffit pas à proposer une relation «naturelle» et il conviendra rapidement d’inventer les interfaces «multimodales» qui tiendront compte de nos autres sens impliquant du même fait, la conception de supports tangibles.
«[Les interfaces] seront combinées dans des dispositifs multimodaux qui en élargissent le potentiel. L’industrie rêve de ces relations dites naturelles, et croit, à tort, en la voix comme interface unique»
En effet, à l’image de notre relation avec le smartphone, les interfaces impliquent un rapport sensible. Il faut comprendre par là que toucher et caresser notre smartphone n’est pas simplement nécessaire pour l’accès aux multi-fonctions que nous offre l’objet mais c’est également le moyen d’avoir un contact sensible et émotionnel avec lui comme l’enfant et son doudou.
Dans le cas de la conception d’un objet comme compagnon, il va de soi que ce contact sensible et émotionnel est essentiel mais nous avons vu qu’en imitant en mieux les interactions humaines telles que la parole, les machines semblent paradoxalement déshumanisantes, n’y aurait-il alors pas d’autres manières d’interagir émotionnellement avec les objets intelligents ?
À cette question l’entrepreneur français Rafi Haladjian a tenté d’apporter une réponse avec le projet
Mother. Mother est un objet connecté ayant pour but de nous tenir informé sur l’usage de notre maison. «Evolution» du concept de domotique, Mother se connecte à n’importe quel objet grâce à des capteurs appelés motion cookies. Avec cette maman 2.0 (selon les propres mots du concepteur), Rafi Haladjian désire rendre n’importe quel objet du quotidien, connecté et intelligent. Ici, chaque objet devient potentiellement une interface pour interagir avec Mother. Néanmoins malgrés un lancement très prometteur en 2014, Mother n’aura pas vécu plus de quatre ans. En 2018, l’entreprise arrête le produit. Maman trop laxiste ou au contraire toujours sur notre dos, Mother n’a pas su entretenir avec les habitants de sa maison connectée, une si bonne relation.
En effet l’interface tangible n’est peut être pas la solution miracle à la question de la relation entre l’utilisateur et l’objet intelligent.
Cependant, si Mother a été un echec commerciale, elle a le mérite d’avoir ouvert la voie à une nouvelle perception des interfaces. Aujourd’hui tout peut être une interface, en effet les technologies n’ont plus seulement le pouvoir de s’animer elles-mêmes mais aussi d’animer n’importe quel autre objet.
C’est sur ce principe que repose le projet
Roomy du studio Pesi. Conçus pour la marque Dear Architect en 2019, des jouets aux formes de mobilier sont associés à une application sur smartphone, qui permet de les voir s’animer virtuellement sur l’écran.
L’idée du studio était de faire en sorte que les enfants se prennent d’affection pour les meubles de leur habitation et y trouvent comme des compagnons pour les moments où ils doivent rester seuls chez eux. Le studio de design s’inspire de la culture du Danemarque où les enfants habitués à passer du temps seuls chez eux, ont pour coutume de se lier d’amitié avec les meubles de la maison jusqu’à leur donner un nom.
Ce projet est particulièrement intéressant non seulement parce qu’il prône un rapport affectif avec les objets du quotidien, mais surtout en ce qu’il dépasse la limite de l’écran et donne à vivre une relation avec des personnages à plusieurs «niveaux». Avec le premier niveau, l’enfant joue donc avec son smartphone, les objets s’animent d’eux-mêmes sur l’écran et l’enfant n’est pas en contact direct avec eux mais avec l’interface. Le second niveau est celui dans lequel l’enfant joue directement avec des objets tangibles qu’il aura désormais le loisir d’animer dans son imaginaire. Enfin, un troisieme niveau est possible, la relation entre l’enfant et les meubles réel de sa maison.
Ici, les designers n’ont pas à proprement développé d’objet intelligent mais l’expérience qu’ils proposent interoge la nature de ces objets. Sont-ce à l’image des Spimes de Bruce Sterling, de nouvelles entités auxquelles il faudra trouver un rôle ou bien des objets que nous cotoyons tous les jours comme le smartphone qui, tels des êtres vivant se mettront à avoir des comportements?
C’est sur cette notion que va porter la dernière partie de notre étude. Il va s’agir de nous questionner sur la conception même du comportement d’un objet et sur la relation d’un tel objet avec son propriétaire.
Pour cela nous nous attacherons à définir une autre facette possible du design des objets intelligents que l’on nommera «design post-humain».
<Vers un design post-humain>
Comment se comporterait un Pneu s’il prenait vie ?
C’est la question que se pose le réalisateur Quentin Dupieux dans son film
Rubber. Connu pour ses films relevant souvent du non-sens, avec Rubber, Quentin Dupieux passe un cap considérable. Le film met en scène durant 1h30 un pneu qui après s’être soudainement animé, commence à se prendre pour le héros (ou plutôt le vilain) d’un film d’action hollywoodien.
Ne parlant pas, le pneu ne fait que rouler et éclater, comme avec un super-pouvoir, les choses et les êtres qui croisent son chemin.
Mais que se passe-t-il dans la tête de ce pneu ?
La question semble absurde et pourtant en s’interrogeant sur les raisons qui motivent cet objet, on finirait presque par avoir de l’empathie pour lui. Seul, incompris, rejeté, il est comme un vieux chien abandonné, errant sans raison ou plutôt avec ses raisons qui nous échappes. C’est dans cet état d’esprit que nous aborderons cette dernière partie.
Si le terme Post-humain reste quelque peu ambigu:
«En d’autres termes, le préfixe « post- » dans « posthumain » est-il essentiellement chronologique ou induit-il la notion d’une perte et partant d’une inhumanité à venir ?»
Ici il sera à prendre au sens d’un post-antropocentrisme poussé à son paroxysme et à considérer comme un regard porté non plus sur un utilisateur humain mais directement sur l’objet et son comportement autonome.
Pour Rosi Braidotti, la notion de post-humain consiste en un vaste projet de désantropocentrisme. Cela s’incarne par exemple dans les mouvements anti-sexiste, anti-raciste, anti-speciste etc. Ici nous emmenerons la notion plus loin encore en nous interogeant sur la frontière entre ce qui est naturellement doué de vie et ce qui ne l’est pas mais qui prend vie par le biais de la technologie.
«They inevitably mark the crisis of the former humanist ‘centre’ or dominant subject-position and are not merely anti-humanist, but move beyond it to an altogether novel, posthuman project.»
/L’intelligence du comportement/
«Accessories for Lonely Men consists of a collection of eight fictional products designed to alleviate loneliness after the departure or the loss of a woman. The project is an attempt to understand what initiates loneliness; do we miss the individual or the generic traces they leave behind?»
En s’intéressant aux traces que l’on laisse, Noam Toran propose
un lot d’objets fictionnels dont les comportements marquent la présence d’un individu qui n’est plus là. Ici les objets ne sont humains ni en apparence, ni dans les moyens qu’ils mettent en place pour interagir avec nous mais dans leurs comportements.
tirer les draps; ronfler; consumer une cigarette; faire les pieds froids; ...
Si on ne peut pas vraiment parler d’objets intelligents au sens propre, ces objets font preuve de ce qu’il conviendrait d’appeler une intelligence comportementale. Ainsi, Noam Toran pose à travers cette oeuvre la question de l’individu par rapport aux objets qu’il anime. Si nous nous incarnons constamment dans les objets qui nous entourent, ces objets ne sont-ils pas en quelque sorte une part de nous ? On peut se demander si un lot d’objets spécifiques pourrait alors symboliquement remplacer un être.
Les objets ainsi liés par une «identité» commune donnent à vivre l’expérience d’une vraie relation multimorphique. Avec leur comportement inspiré de celui de l’être chère qui est parti, ils attirent notre sympathie.
Dans le film
l’avion de Cedric Kahn un enfant qui vient de perdre son père, découvre qu’un avion miniature que celui-ci lui a légué contient en fait une technologie de pointe. Ici l’avion se fait peu à peu le substitut du père grâce à son comportement «protecteur». En jouant le rôle du père, comme les Accessories de Toran jouent le rôle de l’épouse, l’objet attire la sympathie de l’enfant et entretient une relation par procuration avec lui.
Cependant la relation ici est encore trompeuse et ambiguë, en effet, les objets jouent un rôle. Néanmoins pour la première fois on constate que le «caractère» de l’objet, son «attitude», pourrait être essentiel dans la mise en place d’une vraie relation homme-machine.
Et si en fait il s’agissait de centrer l’objet sur lui-même, opérer un virage radical dans la conception des objets intelligents. En effet peut-être que pour une conception plus humaine des technologies, il faudrait paradoxalement se résoudre à arrêter de les penser par rapport à l’humain.
/Des relations objectales désantropocentrées/
Dans l’introduction de leur livre Behaviorals objects 1. A case study : Céleste Boursier-Mougenot, Samuel Bianchini et Emanuele Quinz tous deux chercheurs à l’EnsadLab nous racontent comment sont apparus historiquement ce qu’ils appellent
«Behaviorals objects» (Objets à comportements).
Avec l’invention de la cybernétique, nombre de créateurs se sont attachés à produire des oeuvres «à comportements».
«[La cybernetique] ne traite pas de choses mais de comportement.»
Ainsi dès la fin des années soixante on voit apparaitre un nouveau type d’oeuvres d’art portées par des créateurs comme Hans Haacke, Robert Breer ou Edward Inhatowicz. Ces oeuvres placent le public face à des objets animés qui semblent avoir une conscience propre en cela même que leurs actes nous paraissent insensés ou tout au moins incompréhensibles.
C’est exactement la situation dans laquelle nous met Quentin Dupieux avec Rubber. En attribuant un comportement qui nous semble insensé, il renforce l’idée que cet objet à une conscience propre. Celui-ci ne cherche pas à «être un vrai petit garçon» contrairement au célèbre Pinocchio de Carlo Collodi. Avec son propre caractère «incompréhensible», on se demande s’il est téléguidé, programmé ou juste miraculeusement vivant. Ainsi concevoir les objets intelligent de manière désanthropocentrée, en leur attribuant un caractère propre, serait-il la clé pour donner véritablement naissance à des compagnons autonomes qui ne soit ni trompeurs, ni aliénants ? Une relation qui ne chercherait pas à remplacer nos relations sociales mais simplement à en construire de nouvelles ?
Dans la lignée de leur livre Behaviorals Objects, Samuel Bianchini et Emmanuelle Quinz initient en 2012 au sein de l’EnsadLab le projet de recherche intitulé Behaviors : stratégies et esthétiques du comportement entre art, science et design. Ce programme développe donc entre autres une recherche sur les objets à comportements. Celle-ci cherche à répondre à une question simple,
«Si nous retenons ainsi l’hypothèse que des objets peuvent se voir robotisés, se dotant de capacité de mouvement, d’action, de réaction à leur environnement voire d’autonomie, comment donner à de tels objets, non-figuratifs, une personnalité traduite par une dimension comportementale afin de stimuler de nouvelles formes d’expérience esthétique ?»
L’idée derrière cette question est alors de réfléchir à une approche désanthropocentrée des objets en leurs attribuant un comportement qui leurs est propre.
Ainsi il s’agit de penser ces objets comme s’ils évoluaient par eux-mêmes. Que feront-ils si leur attitude n’est pas avant tout fonctionnelle et quels effets auront-ils sur nous ? Leur comportement sera-t-il toujours propice à une relation de complicité ?
En 2007, le célèbre couple de designers spéculatifs formé par Anthony Dunne et Fiona Raby s’est penché sur la question du robot avec le projet
Technological dreams series: NO.1, Robots. En partant du principe que les robots seront un jour une réalité, ils se sont interrogés sur la manière dont nous voudrions interragir avec eux. Pour cela, ils ont conçus quatre robots n’ayant aucune fonction mais ayant chacun un comportement spécifique qui donne lieu à une interaction différente. Le premier est très nerveux et très agité, le suivant très peureux, un autre très intelligent mais un peu râleur et enfin le dernier est très prudent de sorte que l’on doit le fixer longtemps dans les yeux pour qu’il nous délivre ses informations.
Avec cette démarche de conception à contre-sens, les deux designers posent bel et bien la question de la relation avec les robots en terme de comportement. Ici les robots sont des incarnations d’une attitude avant d’être des acteurs utiles.
C’est à peu de choses près la démarche qu’a choisi la designer Soomi Park pour son projet
Embarrassed Robot. Elle aussi dans l’optique de concevoir un objets caractériel avant d’être fonctionnel, Soomi Park s’est demandé comment un robot pourrait simuler l’embarras. Pour cela elle a conçu un robot de compagnie dont le corps rougit dans certaines situations. Ce processus est tel un code subliminal qui indique à son propriétaire que le robot est géné.
Avec son robot embarrassé, la designer nous démontre qu’un objet peut être un bon compagnon dès lors qu’il stimule notre empathie. en effet, la gène que semble ressentir le robot nous pousse à nous mettre à sa place. Cependant l’empathie que suscite le robot embarrassé de Soomi Park, même si celui-ci s’inspire d’une attitude humaine, n’implique pas la même approche de la part de l’utilisateur que l’empathie entre deux être humains.
Dans l’une de ses oeuvres, l’artiste
Arcangelo Sassolino nous donne à voir une pince de chantier, qui griffe le sol en essayant désespérément de se déplacer. Si ce comportement n’est pas utile et ne propose pas d’interaction, il contribue pourtant à installer une relation empathique particulière.
Imaginons à présent que nous remplacions la pince métallique et noir de Sassolino par une pince rouge recouverte d’une peau en silicone voire même d’une fourrure douce. Précisons que le public a le droit d’aller au contact de l’objet. Qui ne serait pas tenté dès lors d’aller aider cette pauvre pince à se hisser sur ces membres et si elle tombe, de l’aider à se relever ?
Cette forme d’empathie est différente de l’empathie qui s’applique entre les êtres humains. En cela l’apparence humaine ou la voie sont peut-être des obstacles à l’installation d’empathie entre l’objet et son utilisateur, et peut-être cette empathie objectale est au coeur des nouvelles façons de concevoir les relations homme-machine avec les objets intelligents.
/Une autre conception de l’empathie/
Dans son livre intitulé l’Empathie, histoire d’une idée de Platon au transhumanisme, Andréa Pinotti nous fait l’historique du principe d’empathie. Pour cela, il prend un parti interessant, celui de distinguer l’empathie inter-subjectale et l’empathie entre un sujet et un objet. Pour Pinotti, les modalités de ces deux types de manifestation de l’empathie sont très différentes. Si le passage de la sympathie à l’empathie entre deux sujets dépend d’abord d’une focalisation affective sur autrui, il en est tout autre pour les relations objectales qui dépendent, elles, d’un mouvement de la croyance.
«Nous possédons rappelle Vischer, un terme technique pour désigner ce croire et ne pas croire, ce croire avec réserve : empathie, Einfühlung. Cette croyance sympathique, que Frayer juge une erreur et que Lévy-Bruhl défend comme constitutive de la mentalité primitive, devient, avec le virage esthétique pris par Vischer, croyance empathique.»
Ce mouvement de la croyance tel que nous le présente Pinotti, peut-être volontaire comme involontaire, pour Serge Tisseron l’empathie envers les objets peut ainsi facilement devenir problématique. C’est notamment le cas avec les robots militaires.
«En désincarnant de nombreuses formes de relation sur le champ de bataille, le robot militaire amène donc des problèmes nouveaux.»
Serge Tisseron explique que les robots militaires et notamment les robots démineur sont des cas très intéressants d’empathie avérés. Les militaires déclareraient avoir souvent de la peine à regarder ces robots exploser. En effet cela peut se comprendre et notamment pour deux raisons, ces robots sont comme des compagnons pour les militaires qui passent du temps à leurs côtés et leurs comportements sont souvent très réalistes. À l’image des robots chien de Boston Dynamics, on voit bien que même si le robot arbore une évidente ossature métallique, ses déplacements de par leur extrême fluidité, suffisent à nous donner l’impression qu’il s’agit d’un être conscient. Qui ne serait pas mal à l’aise devant
les vidéos de test où l’on peut voir ces mêmes robots se faire frapper afin de tester leurs réflexes.
On observe bien là, l’idée qu’un robot qui ne ressemble pas à un etre vivant peut facilement s’attirer notre sympathie. Il se pourrait alors qu’il soit d’avantage question de situation et de réaction que de l’objet lui même. En effet ce que nous montre les robots chien de Boston Dynamics est que lorsque ceux ci donne l’impression d’avoir le plein controle d’eux meme il nous paraissent dangereux mais les meme robots dans une position de faiblesse arborant une attitude de «victimes» et cherchant à se liberer, pourront aller jusqu’a inverser la situation en nous faisant eprouver de l’empathie pour eux.
C’est exactement ce que nous laissait voir le cas de la pince de Sassolino. Ainsi la conception d’objets intelligents à comportement n’est pas si simple et si comme l’avion du film de Cedric Kahn ils devront jouer un «rôle», il faudra que ce rôle, cette attitude, comme pour le robot de soomi park, soit susceptible d’activer chez nous une forme d’empathie spécifique.
Et si pour que ce rôle ne soit pas «trompeur» il s’agissait de concevoir les objets intelligents de telle sorte qu’ils soient guidés non plus par leurs interactions avec les humains mais par leur milieu. De cette façon, on imagine que peuvent apparaître de nouvelles réactions de la part des utilisateurs eux-mêmes et ainsi qu’une relation ouverte à l’expérience peut s’installer entre l’utilisateur et son compagnon intelligent.
/Manifeste pour les nouveaux objets vivants/
Avec Anthony Masure nous avons compris que ces objets doivent être décentrés, néanmoins il n’est pas si facile de concevoir un objet acentré, et la question de l’empathie obectale implique d’avoir de l’affection pour la chose que l’on regarde.
Ainsi les nouveaux objets vivants n’impliquent pas réellement d’être acentrés, mais centrés sur leur milieu. C’est précisément ce qu’a fait le designer Mathieu Lehanneur avec la série
Eléments en 2006. Cette série d’objets capteurs a pour vocation d’analyser le taux de certains éléments vitaux dans l’habitat et de le rétablir au besoin. Ainsi l’élément O analyse le taux d’oxygène dans l’air et en émet une certaine quantité à l’état pur si celui ci est trop bas, de même pour K et la luminosité, C° et la température ou encore Q et le Quinton (sérum donnant au corps les moyens de se défendre plus efficacement). L’élément dB concerne alors le taux de décibels. Il se déplace en roulant dans la maison à la recherche d’une source de bruit trop forte. Lorsqu’il arrive près de cette dernière, dB émet un son que l’on appelle bruit blanc. Somme de toute les fréquences émises à la même intensité, le bruit blanc efface n’importe quel autre son sans augmenter le volume générale.
En s’adaptant pleinement à son environnement, dB acquiert une forme d’autonomie évidente. Tel un animal de compagnie, il déambule librement dans la maison, devenant une présence naturelle pour les habitants. Avec son comportement calé sur l’environnement, l’objet joue le rôle d’un chien de garde, un compagnon chargé d’une mission de protection.
Grâce à cette série d’objets et tout particulièrement dB, le designer Mathieu Lehanneur nous prouve qu’un objet centré sur son milieu acquiert bel et bien une forme d’autonomie plus propice à une relation affective naturelle.
L’objet intelligent, surtout lorsqu’il à vocation à devenir un compagnon, ne devra donc pas être centré sur son utilisateur mais sur son environnement tout en étant néanmoins concerné par celui ou celle qui cohabite avec lui. Ainsi en prenant appui sur le contexte, les objets intelligents seront comme nous, influencés par un milieu.
Selon Alex Garland, réalisateur du film Ex-Machina évoqué précédemment,
«le déterminisme explique que tout dans l’univers est un enchaînement de causes et de conséquences.»
Ce concept philosophique qui infirme la notion de Libre-Arbitre explique que nos décisions et nos actes sont irrémediablement guidés par notre milieu. Dès lors, si les objets intelligents sont eux-mêmes conçus pour agir et réagir en fonction de leur environnement, leur situation devient tout à coup très similaire à la nôtre et c’est peut-être ainsi qu’ils pourraient devenir de véritables compagnons et finalement répondrent aux attentes de Serge Tisseron :
«Nous pourrions alors attendre d’une intelligence artificielle le plus intéressant de ce qu’elle pourrait donner : qu’elle nous informe sur son expérience du monde, exactement comme le perfectionnement de notre compréhension de l’intelligence des animaux et des systèmes de communication qu’ils utilisent nous permet aujourd’hui de mieux comprendre l’expérience animale et en quoi elle diffère de notre expérience humaine.»
<Conclusion>
Tantôt conçus comme des humains artificiels tantôt comme des objets métamorphes soumis aux limites des interfaces, les objets intelligents prennent une place de plus en plus importante dans nos vies et tentent peu à peu de devenir des compagnons idéaux. Néanmoins il semble que cette relation ne soit pas si facile à construire.
Au fil des histoires de Science-Fiction, l’androïde de compagnie s’est affirmé comme une illusion. «Trop beau pour être vrai» ou au contraire, pas assez «vrai», l’androïde semble avoir démontré que la vraie complicité qui peut exister entre un homme et une machine intelligente ne réside pas dans une apparence identique. Pourtant les adeptes du robot humanoïde continuent de repousser les limites de l’antropomorphisme quitte à s’enfoncer toujours plus loin dans les méandres de la vallée de l’étrange. Avec ses robots Geminoids, l’ingénieur Hiroshi Ishiguro démontre, malgré lui, que les robots à l’effigie de l’homme comporterons toujours ce caractère dérangeant théorisé par Masahiro Mori.
Les designers numériques, pour leur part, ont su développer de nouvelles méthodes de conception pour les objets intelligents. Avec l’approche en terme d’interfaces, l’important n’est plus l’objet mais la façon dont celui-ci interagit avec nous. Les interfaces prônent ainsi un rapport interactif entre un objet métamorphique et un utilisateur humain. Mais celles-ci ont leurs limites et la notion d’utilisateur qui se trouve à la base du design d’interface est aujourd’hui largement critiquée. Malgré cela, les interfaces ont le mérite d’avoir ouvert la voie à des initiatives expérimentales sans doute plus appropriées au sujet des compagnons intelligents.
Enfin, avec la notion de comportement désantropocentré, on entrevoit les prémices d’un nouveau champ du design. véritablement adapté à ces nouveaux objets «vivants». Ainsi en acquérant un comportement que nous ne comprendrions pas forcément, ces objets donneront peut-être à notre relation avec eux, une véritable valeur d’expérience telle que Tisseron et Masure la définissent, une relation qui laisse place à l’inconnu.
C’est selon moi dans cette direction que nous trouverons la clé du «devenir vivant» des objets intelligents. Des objets véritablement autonomes qui ne soient pas centrés mais concernés par les habitants.
Dans l’une des nouvelles d’Isaac Asimov, un robot intelligent nommé QT refuse de croire qu’il a été fabriqué par les humains. Ces derniers sous le joug du robot rebelle, lui suggèrent d’aller étudier la station dans laquelle ils se trouvent en supposant que le robot arrivera à la conclusion logique qu’il a bien été fabriqué par les humains. Après avoir exploré toute la station et en avoir compris le fonctionnement, le robot n’a toujours pas changé d’avis, à la stupeur générale des deux ingénieurs, celui-ci pense avoir été conçu par la station elle-même pour la maintenir en fonctionnement. S’il refuse toujours de croire qu’il est l’outil des humains, le robot finit tout de même par faire ce pour quoi il avait été créé.
«Cutie (nom tiré de QT) considéra ses longs doigts souples avec une perplexité étrangement humaine «J’ai le net sentiment que mon existence doit s’expliquer de façon plus satisfaisante. Car il me semble bien improbable que vous ayez pu me créer.»»
Isaac Asimov nous livre peut être avec cette nouvelle, la solution du mystère bien avant que celui-ci ne se pose.
Les objets intelligents devront être autonomes jusque dans leur «raison d’être».
<Médiagraphie>
Livres
Asimov, Isaac,
Le cycle des robots 1. Les robots, 1950
Avenati, Olaf et Chardel, Pierre-Antoine,
Datalogie. Formes et imaginaires du numérique, Editions LOCO, 2016
Bertrand Dorléac, Laurence, et Neutres, Jérôme (dir.),
Artistes et Robots, Paris, Réunion des musées nationaux, 2018
Bianchini, Samuel et Quinz, Emanuele (dir.),
Behavioral Objects 1 . A Case Study : Céléste Boursier-Mougenot, Berlin-New York, Sternberg Press, 2016
Braidotti, Rosi,
The Posthuman, Cambridge, Polity Press, 2013
De Villier de l’Isle-Adam, Auguste,
l’Ève future, 1886
Frechin, Jean Louis,
Le design des choses à l'heure du numérique, Limoges, FYP éditions, 2019
Masure, Anthony,
Essai Design et humanités numériques, coll."Esthétique des données", Thély Nicolas (dir.), Paris, B42, 2017
Norman, Donald A.
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« Bientôt de retour ». BROOKER, Charlie (réalisateur). HARRIS, Owen (scénariste). 11.02.2013, Channel 4.
Better Than Us, 2018. JUNKOVSKY Andrey (créateur original). Netflix.
DUPIEUX, Quentin (réalisateur).
Rubber. UFO Distribution, 2010, 85 minutes.
FUKADA, Kôji (réalisateur).
Sayonara [DVD]. Survivance, 2017, 112 minutes.
GARLAND, Alex (réalisateur).
Ex-Machina [DVD]. Universal Picture International France, 2015, 108 minutes.
JONZE, Spike (réalisateur).
HER [DVD]. Wild Bunch Distribution, 2014, 126 minutes.
KAHN, Cédric (réalisateur).
L'avion. Pathé, 2005, 100 minutes.
SCOTT, Ridley (réalisateur).
Blade Runner [DVD]. The Ladd Compagny, 1982, 117 minutes.
The Age Of AI, 2019. DOWNEY Jr, Robert (présentateur). Youtube Premium.
Je tiens à remercier toutes les personnes qui m'ont aidé lors de la rédaction de ce mémoire.
Je voudrais dans un premier temps remercier, mon directeur de mémoire Fabrice Bourlez, professeur de Philosophie à l'ESAD de Reims, pour sa disponibilité et ses précieux conseils qui ont grandement alimenté ma réflexion.
Je remercie également mon tuteur de stage, Samuel Bianchini, artiste et enseignant-chercheur à l'école des Arts Décoratifs de Paris ainsi que toute l'équipe de "Réflective Interaction" pour m'avoir permis de découvrir une facette de la recherche en robotique.
Je remercie enfin Léa Gastaldi, Alice Auger, Christian Porri et Mathieu Ehrsam pour leur aide dans la mise en page et la mise en ligne de ce mémoire.